Le pays est connu pour son amour de la viande. L’industrie des insectes, en plein essor, pourrait-elle contribuer à réduire les émissions de carbone d’origine agricole?
En pénétrant dans le site de fabrication phare d’Ÿnsect à Dole, dans l’est de la France, la première chose qui s’offre aux visiteurs est une odeur chaude, terreuse et de compostage. Il réalise alors qu’il ne s’agit pas d’une usine ordinaire. À 17 mètres de haut, c’est la plus grande ferme verticale d’insectes au monde, qui abrite au moins 3 billions de scarabées ténébrions (Tenebrio molitor).
Le directeur général et cofondateur de l’entreprise, Antoine Hubert, affirme que les scarabées ont une belle vie, pour un insecte. Chacun de leurs plateaux en plastique empilés est maintenu à un taux d’humidité optimal de 60 % et à une température douce de 25-27 °C. Les niveaux de nutrition, de croissance et d’humidité sont tous enregistrés pour être analysés, et les visiteurs humains ne sont autorisés à inspecter les plateaux qu’à distance, afin d’éviter la contamination de cet écosystème précieux.
Les coléoptères sont élevés de cette manière, de la larve à l’adulte, où ils meurent rapidement à la vapeur avant d’être transformés en huile, protéines et engrais.
Les insectes sont sous le feu des projecteurs depuis quelques années, les scientifiques cherchant des sources alternatives de protéines pour nourrir la population mondiale en pleine expansion. Une comparaison nutritionnelle directe montre que les espèces d’insectes comestibles ont un potentiel protéique supérieur à celui des produits carnés conventionnels : 100 grammes de larves de vers de farine produisent 25 g de protéines, alors que 100 g de bœuf en contiennent 20. Les insectes ont également un taux de conversion alimentaire élevé par rapport au bétail. Pour produire la même quantité de protéines, par exemple, les grillons ont besoin d’environ six fois moins de nourriture que les bovins, quatre fois moins que les moutons, et la moitié de celle des porcs et des poulets. Cependant, les diverses tentatives des entreprises pour commercialiser les insectes en tant que source alimentaire courante en Europe et en Amérique du Nord n’ont pas abouti et ont été largement rejetées comme un phénomène de mode. Et certains chercheurs s’inquiètent des effets sur l’environnement, qu’il s’agisse de savoir si les insectes échappés peuvent perturber les écosystèmes locaux ou de l’impact des “usines” d’insectes.
Alors pourquoi élever des insectes ?
“Le monde est confronté à une énorme crise de durabilité alimentaire”, explique M. Hubert, ingénieur en environnement. “Les protéines d’insectes constituent une solution très réaliste et évidente pour atténuer certains de ces défis”, ajoute-t-il.
Un burger pour votre burger
La population mondiale devant atteindre près de 10 milliards d’habitants d’ici à 2050, les prévisionnistes des Nations unies ont prévenu que la production alimentaire devra également augmenter de 70 %.
Cependant, comme les hamburgers de vers de farine ont, pour l’instant, peu de chances de se vendre dans votre supermarché local, Ÿnsect cultive des insectes pour l’alimentation animale. Celle-ci est donnée aux poissons, aux porcs et aux volailles, ce qui permet de réduire la pression sur les terres agricoles conventionnelles.
L’utilisation de l’agriculture verticale a connu une croissance rapide ces dernières années, stimulée notamment par les progrès de l’éclairage LED, dont le coût a chuté de 94 % entre 2008 et 2015. Plusieurs start-ups (dont Infarm à Berlin et Aerofarms à Newark, dans le New Jersey) utilisent ce système pour produire des légumes tels que la laitue destinés à la consommation humaine. Et le marché mondial de l’industrie de l’agriculture verticale devrait passer de 3,7 milliards de dollars américains en 2021 à 10,5 milliards de dollars en 2026.
Pendant ce temps, les ventes d’alternatives végétales à la viande, conçues pour réduire la demande d’élevage bovin – une industrie responsable de 65 % de toutes les émissions du bétail – semblent marquer le pas. Lorsque l’entreprise de substituts de viande Beyond Meat, à El Segundo, en Californie, est entrée en bourse en 2019, le cours de son action a augmenté de 163 %. Mais après l’excitation initiale, les ventes ont ralenti, et elles sont restées à peu près les mêmes depuis 2020.
D’autres entreprises semblent également connaître un ralentissement des ventes. Marlow Foods à Stokesley, au Royaume-Uni, qui produit les marques à base de plantes Quorn et Cauldron, a signalé une baisse de 4,8 % de ses revenus en 2021. Pendant ce temps, aux États-Unis, les projets de déploiement de hamburgers à base de plantes chez le géant de la restauration rapide McDonalds ont été discrètement abandonnés au début de l’année dernière (le ” McPlant ” est toujours disponible au Royaume-Uni et dans certains autres pays).
Pour l’instant, il semble que le désir de réduire l’empreinte carbone ait été supplanté par l’amour de la viande. Alors, nourrir les animaux qui produisent la viande avec des insectes pourrait-il être une solution ? Ÿnsect le pense et affirme que son système est facilement modulable.
Au cours de la dernière décennie, la société s’est développée pour devenir un leader mondial de l’élevage de vers de farine, une pratique qu’elle appelle la molityculture. Le site de Dole de Ÿnsect a la capacité de produire plus de 1 000 tonnes d’insectes par an, tout en utilisant 98 % de terres et 50 % de ressources en moins que ce qui est actuellement le cas pour l’élevage conventionnel, selon la société. Une étude de 2022 suggère que l’incorporation d’insectes dans les régimes alimentaires européens pourrait réduire l’utilisation de l’eau et des terres de plus de 80 %.
Le site de Dole est le premier et le plus grand de son genre, mais il sera bientôt éclipsé par l’ouverture d’un site à Amiens, à une centaine de kilomètres au nord de Paris.
Et en mars, la société a annoncé l’acquisition de la ferme commerciale de vers de farine Jord Producers à Lindsay, dans le Nebraska – la fabrication des vers de farine en produits à base d’insectes devrait commencer à la fin de cette année. Hubert vise à ouvrir 15 autres usines d’ici la fin de la décennie. D’ici là, il prévoit que la société se concentrera à la fois sur les protéines destinées à la consommation humaine et à l’alimentation animale.
La concurrence s’intensifie dans le domaine de l’élevage d’insectes. Une autre entreprise française, nextProtein à Paris, a été fondée en 2015. Comme Ÿnsect, nextProtein veut s’attaquer au manque de protéines dans l’alimentation animale, mais elle élève des mouches soldats noires (Hermetia illucens) pour produire son produit protéique moulu.
Elle a choisi ces mouches en raison de la rapidité de leur croissance larvaire – qui peut être multipliée par 10 000 en l’espace de trois semaines – et de leur résistance à diverses conditions. En outre, les insectes sont également nourris de fruits et de légumes qui finiraient normalement à la décharge. L’exploitation de nextProtein est petite mais efficace, produisant autant de protéines sur 100 mètres carrés qu’une exploitation de soja sur 100 hectares.
Mais les taux de croissance énormes des mouches soldats noires et des vers de farine peuvent comporter des risques.
“J’ai vu tellement de problèmes dans le monde avec les espèces envahissantes”, explique Åsa Berggren, écologiste à l’université suédoise des sciences agricoles d’Uppsala. “Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de réglementation sur les insectes que vous êtes autorisé à importer. Vous pouvez faire entrer des insectes qui menacent les moyens de subsistance et les écosystèmes locaux s’ils s’échappent de l’endroit où ils sont élevés – et ils s’échappent effectivement.”
Problèmes d’insectes
Ce n’est pas une coïncidence si Ÿnsect et nextProtein sont tous deux basés en France – comme l’explique Hubert, il y a des avantages évidents à faire ce genre de travail là-bas. En particulier, l’INRAE, l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, est le plus grand institut de recherche agricole d’Europe, avec un budget annuel de 1 milliard d’euros (1,1 milliard de dollars) en 2021.
“Nous sommes bien soutenus ici par des investissements publics provenant de fonds comme la [banque publique d’investissement française] BPI, également en termes de gouvernement et d’administration”, explique Hubert. “Nous bénéficions également d’une recherche française de haut niveau avec des instituts publics et privés.”
Mais si les entreprises veulent pénétrer le marché alimentaire français, elles risquent de rencontrer des difficultés. Dans un pays où seulement 2,2 % des gens se disent végétaliens, végétariens ou pescatariens, un puissant lobby de la viande domine, et les militants ont du mal à faire évoluer les attitudes du public vers l’abandon de la viande.
“Le lobby de la viande est l’un des plus grands obstacles à la réduction de la viande et des produits laitiers en France”, déclare Benoit Granier, porte-parole du Réseau Action Climat à Paris. “Ces groupes dépensent des millions pour des campagnes de propagande dans les médias qui convainquent les gens qu’ils doivent manger de la viande pour être en bonne santé”, ajoute-t-il.
Un rapport de Greenpeace publié l’année dernière a apporté la preuve que des lobbyistes de la viande ciblaient les écoles et entraient en conflit avec les enseignants et les parents dans la cour de récréation. Et un syndicat d’agriculteurs a un jour défendu la viande avec le slogan “Pour sauver un paysan, mangez un végétalien”.
En 2020, la consommation de viande en France s’élevait à environ 84,4 kilogrammes par personne, les ménages français dépensant au total près de 40 milliards d’euros pour la viande.
Bien qu’elle abrite le deuxième plus grand cheptel d’Europe, la France importe encore de grandes quantités de viande et d’abats – pour une valeur de 4 milliards d’euros en 2020 – d’ailleurs dans l’Union européenne pour répondre à la demande.
“Ce n’est donc pas comme si, en achetant des alternatives à la viande, vous faisiez du tort aux agriculteurs français”, affirme Mme Granier.
Le problème est que “la culture de l’alimentation traditionnelle est tellement forte”.
“Les consommateurs pensent qu’acheter de la viande est bon pour les agriculteurs, alors qu’en réalité, cela ne fait que profiter à l’industrie de la viande”, ajoute-t-il.
En tant que premier producteur de viande bovine de l’UE, la France est sans doute le pays qui a le plus à faire pour réduire l’empreinte carbone de l’agriculture. Bien que l’élevage d’insectes contribue à réduire les émissions en complétant l’alimentation des animaux d’élevage tels que les porcs, les poulets et les poissons, il ne peut pas aider à réduire les émissions de l’élevage bovin, car les vaches ne mangent que de l’herbe et des céréales séchées.
Et le paysage de l’innovation dans lequel se trouve Hubert est loin d’être parfait.
“Le montant des financements européens et français disponibles pour des projets industriels et innovants comme les nôtres n’est pas du même niveau qu’aux États-Unis – là-bas, le montant est beaucoup plus important”, dit-il.
L’automatisation, ainsi que 425 millions de dollars de fonds d’investissement mondiaux, ont rendu possible la croissance rapide d’Ÿnsect. Les robots gèrent les stocks de la même manière que dans les usines Amazon ou les grandes chaînes de supermarchés, mais ils sont également capables de mesurer le flux d’air et la densité de chaque plateau pour déterminer le taux de croissance et la taille de ses habitants. Une technique d’imagerie thermique permet de recueillir des données sur le contenu de chaque plateau, ce qui permet de savoir si les insectes ont mangé récemment, de connaître leur taux d’humidité et d’autres facteurs déterminants pour leur santé.
“Des études ont montré qu’ils aiment être regroupés avec leurs compagnons – si vous voyez un scarabée seul, loin de la foule, il devient anxieux. C’est une tactique biologique, la sécurité par le nombre”, explique M. Hubert.
Finir son repas
En 2022, la branche recherche d’Ÿnsect, qui a obtenu plus de 341 brevets, a lancé le premier programme industriel de sélection génomique au monde dédié à l’élevage d’insectes. Grâce à Ÿnfabre, l’équipe d’Hubert a séquencé les génomes des vers de farine qu’elle élève pour comprendre ce qui fait le coléoptère producteur de protéines optimal.
Le programme réunit des chercheurs de différents domaines pour développer des outils de phénotypage permettant d’identifier certains traits biologiques et des techniques de génotypage permettant d’identifier les variations génomiques. Hubert souhaite mettre au point le modèle le plus efficace possible pour la sélection de lignées d’insectes résilients, mais aussi contribuer à faire progresser la compréhension scientifique des protéines d’insectes en général.
Aux États-Unis, le Center for Environmental Sustainability Through Insect Farming est en train d’être créé à College Station, au Texas, dans le but d’étudier les protéines d’insectes pour une agriculture plus efficace.
Mais M. Granier est pessimiste quant à la possibilité de réduire les émissions de carbone grâce aux insectes. En fournissant des aliments pour animaux aux agriculteurs, dit-il, les produits de Ÿnsect encouragent la poursuite de l’élevage industriel, même si c’est dans une moindre mesure.
“Tant que vous continuez à élever des animaux de manière industrielle, vous créez des problèmes tels que les émissions de carbone, la pollution de l’eau et de la terre”, explique-t-il.
M. Berggren reconnaît qu’il existe des préoccupations persistantes. Si vous ne créez pas un cycle durable, “vous n’avez pas changé la chaîne alimentaire”, dit-elle. “Vous avez juste mis plus d’animaux dans la chaîne”.
Lorsqu’il s’agit de faire évoluer les protéines d’insectes vers la consommation humaine, Granier conseille également la prudence :
“Je ne pense pas que le public en soit encore là. Et si vous demandez aux organisations et ONG environnementales en France, la plupart d’entre nous ne pensent pas que les insectes soient une solution viable. Ce dont nous avons besoin, c’est d’encourager les régimes alimentaires à base de plantes et de soutenir les agriculteurs et les fabricants de produits alimentaires qui produisent des produits sains et durables à base de plantes”, ajoute-t-il.
Mais Hubert affirme que quelque chose est mieux que rien.
“Nous savons que ce que nous faisons est une bonne réponse à l’effondrement du climat et de la biodiversité, plus il y a de gens que nous pouvons embarquer, mieux c’est”, dit-il. “L’élevage d’insectes n’est pas la seule solution, et il en faudra d’autres. Mais nous savons que nous atteignons un point de basculement dans la crise climatique – donc si nous voulons aller vite et avoir un impact, c’est un moyen rapide et efficace de le faire.”